"Le porte Moneau, le 9 mai 2010
Monsieur le Président,
J’ai appris avec une stupeur vite remplacée par la colère votre décision arbitraire, inique, absurde et ridicule d’interdire l’exposition « Pour adultes seulement », sélection bon enfant de dessins, gravures et peintures gentiment érotiques d’illustrateurs pour laquelle j’ai eu une commande écrite, en date du 14 janvier 2009, émanant de Hervé Roberti, Conservateur en chef de la Bibliothèque départementale de la Somme.
J’ai travaillé d’arrache-pied au commissariat de cette exposition à laquelle 26 artistes, qui publient dans le monde entier, ont prêté ou réalisé spécialement des œuvres et pour laquelle Léo Kouper, affichiste de grand renom, a réalisé cinq projets. Nous les avons, le 17 février 2010, soumis à votre Directeur du développement culturel qui conforté (avec un enthousiasme, sincère, m’a-t-il semblé) celui que nous préférions, plébiscité aussi par tous ceux que nous avions consultés. Il a exprimé également, mais il ne pouvait en être autrement étant donné leur exceptionnelle qualité, son admiration pour les originaux que j’avais apportés.
J’ai eu un deuxième entretien cordial avec David Andrieux, en présence de deux autres collaborateurs, la semaine dernière. Rien ne laissait présager alors votre oukase qui m’a laissé dans un état proche de la nausée. Si cette exposition heurtait votre délicatesse, vous aviez largement le temps d’arrêter les frais à tous les sens du mot, beaucoup plus tôt. Cette interdiction, à 11 jours de l’ouverture, est une faute et une vilénie.
Vous avez brutalement désavoué votre conservateur, au service du département depuis 15 ans, à quelques semaines de son départ en retraite, et c’est ignoble.
Vous aviez traité avec mépris le travail de votre personnel, qui s’est investi avec enthousiasme dans la préparation d’une exposition particulièrement jubilatoire.
Aucun égard non plus pour les 26 artistes qui ont mis généreusement leur talent à notre service. En échange, nous leur avions promis des catalogues et des cartes postales. Cette promesse-là, il faudra, bien sûr, la tenir mais ce sera une bien dérisoire compensation.
Moi aussi, je suis déboutée après deux ans d’un travail intense et mes choix remis en cause avec la plus grande grossièreté : votre cabinet n’a même pas pris la peine de m’aviser directement et de me donner les raisons de cette anastasie, sans doute parce qu’elles sont difficilement avouables.
Un département des énergies…piétinées, hélas !
En 35 ans de travaux au service de l’illustration, c’est la deuxième fois que je suis confronté à une censure aussi bête que méchante. Il faut dire que la première fois, c’était, non en Picardie, belle province de notre Doulce France, mais en Tunisie, Etat totalitariste comme chacun sait. En mission pour le ministère des Affaires étrangères, j’ai vu mes livres confisqués à la douane par la commission de censure.
Heureusement, l’ambassadeur de France, homme intelligent et cultivé, a vite réglé le problème. Et j’ai été fière d’appartenir à la patrie des Droits de l’Homme qui honore la liberté d’expression et défend ses citoyens contre les barbares ciseaux d’Anastasie.
J’ai vu quelquefois des politiques intervenir sur les choix des bibliothécaires mais c’était toujours à propos de publications en directions de l’enfance et surtout du fait d’élus d’extrême droite.
Brigitte Braillon, Conservateur en chef de la Bibliothèque départementale de l’Oise, avait été l’objet d’une plainte d’un élu du Front National. Elle a été soutenue loyalement par sa hiérarchie et a gagné en justice.
Que ce soit, ici, un parti démocratique qui intervient, non pas pour infléchir les choix, ce qui eût pu, à la grande rigueur, être supportable, mais carrément pour interdire une exposition qui s’adresse ouvertement aux adultes m’a ôté le sommeil. J’ai pour maigre consolation que je ne vote pas, pour l’instant (nous avons une maison à Saint-Valery), dans la Somme et que je n’ai pas le regret cuisant de vous avoir donné ma voix.
La censure artistique est un phénomène rare et extrêmement grave, une atteinte insoutenable à la liberté de penser et de créer. Cela m’a rappelé, mutatis mutandis, certains diktats de si triste mémoire contre l’art dégénéré.
Tout au long des préparatifs, j’ai été agacée par la frilosité du conservateur quant aux choix des œuvres. Cette prudence, qui frisait parfois la pruderie, était finalement justifiée dans un contexte politique qu’il connaissait mieux que moi, mais elle n’a pas suffit à nous protéger. Vos conseilleurs fréquentent-ils parfois les musées et expositions ? Dans une époque où la burqa fait débat, ne seraient-ils pas tentés de voiler, au Louvre, la nudité de la Vénus de Milo, d’occulter, à Orsay, L’Origine du monde, et dans nos mairies, de cacher le sein qu’ils ne sauraient voir de notre jolie Marianne ? Avec nos petits dessins bien anodins, nous sommes loin de Lucian Freud ou de Bettina Rheims exposés en ce moment avec succès à Paris. Tartuffe était-il Picard ? Voulez-vous donner l’image d’une province ignare et rétrograde ?
J’ai connu un Hervé Roberti plus décontracté. J’ai eu le privilège de participer à l’exposition « Le cochon, portraits d’un séducteur » dans votre Musée départemental de l’abbaye de Saint-Riquier. Vous avez sans doute vu cette exposition intelligente et drôle qui a drainé, comme jamais, un nombre considérable de visiteurs ravis. Elle comportait de nouveaux dessins et objets érotique, souvenez-vous, à commencer par l’hilarante toile du Père Noel est une ordure. Personne de n’en est plaint, bien au contraire, et chaque fois que je retourne au Musée de l’Abbaye, les gardiens me demandent quand on recommencera une exposition aussi jouissive. Nous en projetions une à Amiens, et vous l’annulez bêtement, privant vos électeurs d’un bon moment de culture et de plaisir.
Certains dessins prévus chez vous à Amiens, je les ai d’ores et déjà montrés, et deux fois l’été dernier : à Omon-ville-la-petite, dans la Manche, à la Maison Prévert, dans le cadre de l’exposition « Balade aux îles Baladar », et à Arles, à la Chapelle Saint-Martin-du-Méjan, dans le cadre des expositions Delpire et Cie dont la presse nationale et la télévision se sont fait largement écho. Non seulement, elles n’ont choqué personne, mais elles sont suscité une très grande admiration et m’ont valu, à Arles, les félicitations de Jack Lang.
Tomi Ungerer, dont nous voulions exposer deux gravures choisies avec soin, a fait don de quelques 8000 dessins à la Ville de Strasbourg qui a ouvert un musée pour les présenter. Un étage complet est, en permanence, consacré à ses œuvres pour adultes.
Je n’ai cependant pas osé proposer aux Picards ce qui est vu sans restriction par les Alsaciens.
Il est encore temps de vous rétracter…
Mais si Amiens s’obstine à refuser cette belle exposition dont je suis très fière, elle ira ailleurs, dans un pays de culture, de liberté et d’ouverture d’esprit.
Et si cette lamentable erreur n’est pas vite réparée, vous pouvez compter sur moi pour faire à l’événement la publicité qu’il mérite. Internet est une merveilleuse boule de neige pour la diffusion des informations. On aime la « com’ » dans les collectivités territoriales, n’est-ce pas ? On en aura, soyez-en persuadé, à commencer par les revues et sites spécialisés qui ont d’ores et déjà annoncé l’exposition (la Bibliothèque Nationale de France, en particulier, qui a réservé notre catalogue et édité un entrefilet que j’ai confié à l’une de vos collaboratrices).
Ils seront réservé par les sites des artistes bafoués et les quelques médias traditionnels où j’ai mes entrées.
J’espère, Monsieur le Président, que vous reviendrez sur votre décision avant qu’on ironise sur votre (sous) développement culturel et vous prie de croire, très provisoirement, en ma confiance."
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